" Un autiste profond passe sa vie en prison. Un Asperger la passe au zoo..." - S.F -

dimanche 10 juin 2018

jeudi 31 mai, le château de cartes s'écroule...

- Je ne sais pas ce qui s'est passé chez Mr C., mais il a appelé ce soir Christophe B. Il est remonté comme une pendule, il va mettre fin immédiatement à votre période d'essai. Apparemment, vous avez dit des choses qu'il ne fallait surtout pas dire !
- Pardon ? De quoi parlez-vous exactement ?
 Mes mains se mettent à trembler. J'appuie très fort mon oreille au téléphone pour l'empêcher de tomber.
Mon esprit mouline à toute vitesse, je me refais en accéléré tout le film de la demie-heure que j'ai passée ce matin chez Mr C., je me remémore au mot près notre conversation, je zoome sur son visage que je garde en gros plan, j'essaie d'y lire un signe quelconque de colère ou d'incompréhension : un sourcil qui se lève, un regard qui se noircit, les lèvres qui se pincent... Non, franchement, je ne vois pas. Mais je sais que c'est possible. 
Ca m'arrive tout le temps, ce genre de choses. Je parle, je réponds, j'interagis du mieux possible et malgré tout, les gens me tournent le dos. Sans explication. Sans me donner les clés pour comprendre pourquoi. Et ça arrive une fois de plus ? Pourquoi pas. Sauf que je ne vois vraiment pas. Et que je vais me faire virer. Sans savoir où et comment j'ai merdé.
 - Je ne sais pas exactement, me répond Géraldine G., ma supérieure. Je n'y étais pas. En tous cas, voilà, Mr B. est furieux. Et puis il ne comprend pas pourquoi ça vous a pris toute la matinée pour livrer le produit...
Je l'interromps, outrée devant tant de mauvaise foi. 
- Pourquoi ? Parce que j'ai du faire 135 kms pour ça, et que je n'ai qu'une Toyota Yaris, pas un hélicoptère. Désolée !
- Oui, mais quand même ! Vous avez bu deux cafés chez Mr C. !!
Je comprends alors que tous les prétextes seront bons pour me donner mon ticket de sortie, et qu'il devient alors totalement inutile de me défendre. Je la laisse continuer à déblatérer son flot de conneries dans un silence farouche. 
Livide, les mâchoires serrées, je l'entends me reprocher de n'avoir pas atteint mes objectifs du mois... 
Tu m'étonnes ! Premier mois de travail, trois tout petits jours de formation pour un catalogue de 250 produits, tous plus techniques les uns que les autres, des ponts et des jours fériés en-veux-tu-en-voilà, et moi lâchée toute seule sur le terrain, avec ma propre voiture, à aller démarcher des agriculteurs et tenter de prendre rendez-vous avec eux. Sauf qu'ils sont en plein semis du maïs, qu'ensuite ils ont les foins à faire, et que personne n'est disponible avant début juin... Malgré tout je visite dix à douze fermes par jour, je fais 2500 kms dans le mois avec mon véhicule perso, j'ai dix-huit rendez-vous de prévu, j'apprends par coeur mon plan de vente, les fiches produits, je me fais deux semaines à cinquante heures, j'essaie de passer outre les ordres débiles et les injonctions contradictoires de Géraldine qui, à force de porter trop de casquettes ne fait rien correctement : manager, assistante de direction, responsable RH, comptable et j'en passe... 
j'essaie de m'investir de mon mieux dans cette entreprise en redressement judiciaire, qui tente de se reconstruire avec une force de vente toute neuve, à savoir : moi. Les produits me plaisent : naturels, axés sur la vie du sol. La démarche aussi : prôner l'éco-agriculture dans les campagne bretonne me parait une mission pleine de sens. Je m'accroche. Je souffre, aussi. Trop de conduite me déglingue la hanche droite. Cette putain de maladie (fibromyalgie ? Ou autre ? Toujours aucun diagnostic !!) ne veut pas me lâcher. Moi non plus je ne lâcherai pas. je serre les dents.Je m'accroche.
A l'autre bout du téléphone, Géraldine me repproche à présent de compter mes heures, et que ce n'est pas une bonne attitude de la part d'une commerciale, que chez eux ça ne peut pas se passer comme ça...
Non, je ne lui dirai pas que j'ai déjà fait un burn-out physique en 2006 d'après le chef du service rhumatologie de l'hôpital de Rennes. C'est mon corps qui aurait lâché, il a déjà vu ça, le plus souvent chez des femmes comme moi, très actives, investies professionnellement et dans leur vie de famille. Trop actives. Trop investies. Jusqu'au jour où... ça craque. Et c'est définitif. Il devient alors impossible de dépasser à nouveau ses limites. 
Je continue de me taire. Les jeux sont faits, de toutes façons. Je recevrai ma rupture de contrat par mail, puis par courrier. Ciao, bella.

A nouveau, ma vie s'écroule. Pour la Nième fois. 

J'ai fêté mes quarante-sept ans la veille. Bon anniversaire. 

Un mois auparavant, mon amour est parti. Le visage dur, sans un mot. Il a pris les quelques affaires qu'il avait chez moi, et il est parti. Comme ça. Depuis, silence radio. Je savais que ça arriverait. Il m'avait prévenue dès le début. Il me le répétait sans cesse, qu'il ne resterait pas, qu'il ne pouvait ni ne voulait s'investir dans une relation profonde et durable. J'ai cru qu'avec moi ce serait différent. Que tout l'amour que j'avais pour lui et que je lui donnais au quotidien lui permettrait de dépasser ses peurs. Je me suis trompée. Ce dimanche-là, il est parti. Il ne reviendra pas, je le sais. Et mon coeur est en miettes. Je dois faire le deuil, je n'y arrive pas.
Il me manque. Ses bras me manquent. Sa peau. Son odeur. Ses mains. Son souffle dans mon cou. Son regard. Son sourire. Il me manque. J'en ai le ventre déchiré. Il me manque. Ca ne passe pas. Et pourtant je dois vivre avec ça, ce trou béant qu'il a laissé en moi. 

J'ai quarante-sept ans, donc, depuis un jour. J'ai quarante-sept ans et je n'ai plus de travail et plus d'amour. 

Je repose mon téléphone. J'ai comme une envie de boire, insidieuse, lacinante. Alors je vais chez mon amie. Heureusement, j'ai des amis. 
Quand elle me demande ce que je compte faire à présent, ce que je veux faire, la réponse me vient : évidente, incontournable, pressante. Je dois partir. Je le dois. 
Ce n'est pas une fuite. Ce n'est pas définitif. J'ai seulement besoin de me retrouver seule, enfin seule, absolument seule face à moi-même. Hors du quotidien, loin du confort illusoire de la technologie et de notre société. Je me vois, marchant avec mon sac à dos, puis montant mon bivouac en pleine nature. Je me vois planter ma tente, faire mon feu, monter un abri avec une bâche, faire cuire mon repas, regarder les flammes mouvantes dans la nuit qui tombe... 
Alors je lui parle de ce projet que j'ai depuis deux ans environ. Prendre le chemin de Saint-Jacques de Compostelle puisqu'il passe au beau milieu de notre village, et le suivre. Tout simplement. Partir quelques jours, quelques nuits. Revenir en transports en commun. Puis repartir, quand je veux, quand je peux, deux jours ou deux mois, peu importe. 

Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que c'est ce dont j'ai besoin. Je dois réfléchir, je dois faire le point, je dois retrouver le sens de ma vie car je l'ai totalement perdu. Je sais que j'aurai des choix à faire, des décisions à prendre. Je ne serai plus jamais commerciale. C'est une certitude. Mais quoi ? Je ne veux pas y réfléchir maintenant. Je ne peux pas. 
Et puis je dois faire le deuil de mon amour. Pour cela, je dois quitter mon cadre de vie, mes petites habitudes, mon confort. Je dois me recentrer, n'écouter que mes besoins les plus primaires, et y répondre : manger, boire, dormir, marcher, me reposer. Loin de tout et de tous. 
Peut-être me trouverai-je. Peut-être pas. Peut-être que je ne supporterai pas les bruits de la nuit, que la solitude m'étouffera et mes peurs aussi. Mais je dois savoir. 

Alors je vais le faire. Et je sens que cette décision, aussi étrange soit-elle, me porte et me permet de rester la tête hors de l'eau. Tel un bouchon de liège en pleine tempête...
 

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