" Un autiste profond passe sa vie en prison. Un Asperger la passe au zoo..." - S.F -

mardi 23 mai 2017

"Le Prédicateur" (nouvelle) : un bref instant de la vie d'un Asperger, vue de l'intérieur...

LE PREDICATEUR





Il rentrait du bahut et franchement, franchement il en avait plein la tête.

Dès la sonnerie de fin des cours, il s’était précipité dehors et là, sur le trottoir, en face des grilles du lycée, ses potes et lui avaient vaguement réfléchi à quoi faire. 
Fatza avait proposé d’aller taper un foot contre les manchots du quartier sud, histoire de leur mettre une bonne branlée. Axel voulait s’engloutir une maxi-frite et un Sunday caramel au Mac Do, Killian et Nikita se roulaient déjà des grosses pelles bien baveuses et lui, lui il ne voulait rien de tout ça. Alors il leur a dit, sans moi les gars, faut que je rentre, à plus dans l’bus et là bien sûr il s’est fait traiter de lâcheur et de relou, Nikita lui a dit c’est ça, t’es trop con mais on t’aime quand même, elle avait les lèvres toute brillantes d’une salive qui n’était pas la sienne, il leur a souri et s’est éloigné.

Là où il allait d’un bon pas, sa besace du surplus de l’armée lui battant le flan, personne ne l’y suivait jamais. C’était son coin à lui, son refuge, son île déserte, son palais, son tapis volant. C’était un instant volé au fracas du monde, c’était le retour d’Ulysse, le repos du guerrier.   
Ça lui faisait un peu de marche, un bon détour même, mais ce détour il le faisait tous les jours où il ne pleuvait pas et où on ne se caillait pas trop les miches. Un jour comme aujourd’hui, quoi.
Un de ces jours passés à regarder le ciel inaccessible et bleu par le fenêtre pas très propre d’une salle de cours surchargée. Les corps transpirent pendant que les esprits somnolent dans les vapeurs trop sucrées des parfums des filles. Une de ces journées où l’on se dit sans pouvoir s’y résigner que c’est encore une journée de foutue, une journée de plus sauvagement sacrifiée sur l’autel de l’Éducation Pour Tous, les élèves sont des oies qu’on gave mais les oies sont gavées, elles ne peuvent plus rien avaler mais elles doivent rester là, le dos bien voûté sur leurs putains de chaises en bois qui finissent par vous faire rentrer le coccyx dans les amygdales. Pendant ce temps le printemps passe.

Et le ciel reste vide. 


Il aurait pu prendre le bus jusqu’à la gare, le parc Verlaine était juste en face et ça lui aurait économisé vingt bonnes minutes de marche, mais il n’en pouvait plus de se retrouver coincé entre des corps qu’il ne choisissait pas. En cours, dans les couloirs, au réfectoire… Partout. Tout le temps. Alors, les transports en commun ? C’était au-dessus de ses forces. Et puis, il aimait marcher.
Mains dans les poches et nez en l’air, il se laissait traverser par les bruits, les odeurs, les visages, les regards. Il était sans filtre et sans mémoire. Il était vacant, totalement ouvert à tous les vents et aux moindres détails. 
Ici, ce pissenlit têtu entre pierre et bitume et juste à son pied, précisément à son pied, une plume. Et là, ce haut mur noirci chapeauté de tuiles rouges dont seules trois sont ébréchées, qu’y avait-t-il donc derrière ?  un entrepôt ? Un terrain vague ? Un manoir en ruine ? Ou bien rien que le néant, si ce mur qu’il longeait était la seule frontière entre lui et le rebord du monde ? Et là encore, cette myriade de taches entre vert et gris sur le blanc tape-à-l’œil des dalles de la rue piétonne : l’arrogance du faux marbre vaincue par des milliers de chewing-gums usagés !

Mais aussi. Les franges élimées d’une écharpe qui n’a plus de couleurs. Un regard aussi bleu et froid qu’un glacier. Des lèvres rouges et charnues comme des cerises. D’autres toutes pincées, réduites à un simple trait amer. Là, un chapeau tout noir sur un crâne tout chauve. Ici un tout petit dragon tatoué sur une nuque fragile.

Mais encore. Une odeur de gâteau qui rappelle que la douceur existe et tout de suite après, l’odeur de pourriture d’une poubelle qui déborde. Les odeurs de fleurs, de merdes de chien, du pain qui cuit, des gaz d’échappement, de l’herbe tondue, de l’urine.

La vie, quoi.


A l’entrée du parc il y avait Dédé. Il y avait aussi la couverture de Dédé, les sacs de Dédé, deux grands sacs bleus Ikea (ils pourraient quand même lui filer du fric, avec toute la pub qu’il leur faisait), un autre à carreaux bleus et rouges avec une fermeture éclair, il y avait enfin le caddy de Dédé avec dedans tout le fourbi de Dédé. 
Il faisait partie du décor, comme le petit muret contre lequel il s’adossait, comme la grille en fer forgé que le gardien fermait tous les jours à 20h, comme les arbres derrières et les allées sablées et les jeux pour enfants et les bancs et les mômes qui braillent et les mamans qui papotent et les nounous qui baillent.

Il était là, Dédé, avec sa barbe dégueulasse (c’est mon bavoir et mon garde-manger, petit !), ses yeux pétillants et ses chicots de guingois dans sa bouche qui se marrait tout le temps.
Il lui a refilé les trois bouts de pain qu’il avait chouravés à la cantine (surtout pas de crouton, hein, tu voudrais que je les mâche avec quoi ?), les deux vache-qui-rit et le yaourt à la cerise. Dédé, il préférait ceux à la fraise mais là, il n’y avait plus le choix, alors bon la cerise ça change un peu, et puis ça reste un fruit rouge.

Il a poussé les grilles et a pris sur sa gauche, vers le kiosque à musique puis l’étang. Il allait devoir marcher encore un peu, croiser encore quelques chiens au bout de quelques laisses (grâce auxquels il avait acquis une certitude : ce sont les chiens qui promènent leurs maîtres, et non l’inverse), s’interroger sur quelques joggeurs (vers quoi courent-ils ? Ou que fuient-ils ?) et mater les culs gainés d’acrylique de quelques sportives enthousiastes.

Enfin il le verrait. Son Penseur de Rodin, son Guetteur, son Ecouteur, son Pleureur, son Saule. 
Il prendrait ce tout petit sentier qui le mènerait à cette toute petite presqu’île. Il ferait bien gaffe à ne pas marcher dans les fientes de canard. Il écarterait le lourd rideau végétal qui se refermerait sur lui et sur le monde, enfin. Après l’avoir essuyé, il s’installerait sur son siège de fortune, une planche de récup’ sur deux parpaings. Les jambes allongées devant lui, le dos collé au tronc, il soupirerait d’aise et fermerait les yeux. 
Alors, le bruissement si particulier du feuillage dans la brise, cette chanson de pluie à lui seul adressée, ce murmure de cascade où son âme irait boire, il s’en emplirait, il s’y vautrerait, il en pleurerait un peu, aussi. Il en oublierait l’espace, le temps et l’attraction terrestre, il s’y dissoudrait.

Puis il renaitrait aux mondes. 

En premier, il y aurait ce monde végétal et mouvant à l’odeur de mousse et d’humus. En écartant lentement les feuilles il y aurait le deuxième monde, l’aquatique, l’impalpable, l’étang comme une flaque de mercure et peu importe ce qui peut vivre en son ventre, dans ses eaux lourdes et son odeur de vase. Il y aurait le minéral, dont il ignore tout et dont il ne veut rien savoir et pour finir, le dernier des mondes. Le sien. Le nôtre. Celui qu’on habite, qu’on saccage, qu’on oublie, qu’on subit, qu’on domine. Ce monde qui l’interpelait, l’agressait, le choquait, l’énervait, le harcelait par sa fureur cacophonique et nauséabonde, il aurait de nouveau la force d’y tenir sa place le temps qu’il faudrait, le temps qu’il pourrait. Jusqu’à sa prochaine visite.

C’était le but.

Sauf qu’il y avait cet attroupement autour du kiosque à musique et c’était tout à fait inhabituel. 
Cet assemblage de bois gravé à la pointe du couteau des initiales de générations d’amoureux qui s’étaient bécotés sur ses bancs, personne n’y prêtait plus attention. Les tourterelles avaient chassé les tourtereaux, et le blanc-gris dégoulinant des crottes de pigeons avait peu à peu recouvert les peintures vives qu’il arborait du temps des valses musettes et des quintets à corde, des robes à frous-frous, des ombrelles, des canotiers et des moustaches en guidon de vélo.

Agacé par ce fâcheux contretemps, il s’approcha néanmoins. Ce n’était pas de la simple curiosité, c’était sa philosophie de vie.  
Veni, vidi. Je suis venu, j’ai vu (le « j’ai vaincu », il le laissait aux autres et oui, il faisait du latin et en plus, il aimait ça, autant que la littérature classique, les maths et la physique et non, il n’était pas pour autant l’intello de service, le fayot des profs et la tête de turc de la classe. D’accord ses potes le surnommait « Boss », mais ça n’avait rien à voir, c’était juste parce qu’il s’appelait Hugo alors Hugo Boss, ça les faisait marrer et lui aussi d’ailleurs, et valait mieux se faire appeler Boss que Larbin ou Balais à Chiottes). 
Ce qu’il avait compris, c’est que la vie est un spectacle et que tant qu’à y assister, mieux valait le faire du premier rang et n’en pas perdre une miette.
Il fendit donc le groupe qui lui barrait le passage pour se retrouver face à cet homme qui haranguait les passants depuis le kiosque délabré dont il avait fait son estrade.

« … et en vérité je vous le dis, l’heure n’est plus au repentir… » 
Ah le con. Il s’était planté dans la programmation de son téléporteur, ou quoi ? Il se croyait à Central Park ? Ben non mon gros, t’es juste à Trifouillis-les-Plages, là où tes potes prédicateurs ne mettront jamais les pieds parce qu’il n’y aura jamais personne pour les écouter.

« … la Colère Divine est sur nous, nous L’avons attirée, nous L’avons méritée. Elle était écrite et Elle va se déchaîner, n’en sentez-vous pas déjà le Souffle ardent ? »
Le bonhomme mettait des majuscules partout. C’en était gonflant.

« … L’Armageddon est proche, j’en suis le Messager ! »
Non mais franchement. Avec sa coupe de Playmobil, son corps de lâche et ses poils sur les bras, ce type se prenait vraiment pour un messager ? Il avait encore un peu de taf avant d’être crédible, à commencer par un total relooking et pas mal de muscu. Ce qui ne changerait rien à son insupportable voix de crécelle mais bon, nobody’s perfect, ce serait déjà mieux.

« Par la main de Dieu, nous allons tous périr… »
Waouh le scoop. Il croyait lui apprendre quelque chose, là ? Comme s’il ne savait pas déjà que dès le jour de sa naissance il avait été condamné à mort ? Et que c’était pareil pour tout le monde, même pour les gens qu’on aime ?

« … la race humaine s’éteindra… »
Ah d’accord, c’était là où il voulait en venir. Bon alors là, rectification immédiate. La race humaine s’éteindra, certes, et dans un avenir relativement proche à l’échelle de l’histoire de la Terre vu que la sixième extinction de masse est déjà en cours et que c’est un fait avéré, re-certes, mais certainement pas par la main de Dieu. 
C’est la main de Dieu qui balance à la mer des millions de tonnes de bouteilles plastique, de pétrole, de métaux lourds et de déchets radioactifs ? Non, c’est la main de l’homme. Il est bien assez con pour faire ça tout seul, l’homme. Et si quelqu’un appuie un jour sur le bouton rouge, histoire de faire un feu d’artifice à coup de bombe H, ce sera aussi un homme. Un homme qui se prend pour un dieu, ça oui, pas de doute là-dessus, mais un homme quand même.

Hugo sentait poindre l’énervement. Par-dessus tout, Il détestait les inexactitudes et les imprécisions, ce dont le discours de cet imposteur était truffé. Et ça commençait à lui chauffer sérieusement les oreilles. 
Mais il savait aussi qu’il allait devoir rester jusqu’à la fin du spectacle et qu’avec un peu de chance, ça pourrait même être drôle. C’était une probabilité de l’ordre d’une chance sur cent, pas beaucoup plus pour l’instant, mais ça pouvait quand même arriver.

Le prédicateur de ses deux continuait malgré tout à s’époumoner, toujours plus rouge, toujours plus postillonnant, toujours plus transpirant.
« Nous ne pourrons sauver nos corps, mais je peux sauver vos âmes. Car quand le dernier homme mourra, ce sera l’heure du Jugement Dernier. Dieu fera son Choix et croyez-moi, croyez-moi quand je vous dis que nous ne serons pas tous élus ! Et savez-vous qui il fera entrer dans son Royaume ? Nous, les Témoins et Messagers des Derniers Jours, nous et nous seuls auront cette chance cet immense honneur… »
Ben oui bien sûr. En gros il aurait fallu qu’il refile son âme et tout son pognon à cette secte de Chevaliers de l’Apocalypse en carton-pâte s’il voulait avoir son entrée au night-club du Grand Barbu. 
Pas de secte, pas de coup de tampon sur le poignet, zéro accès à l’Eternelle Rave-Party, coup de boule du videur et tu repars d’où tu es venu ? N’importe quoi.  Ni lui ni personne n’allait gober ce genre de conneries.  

Et si les gens restaient là sagement sans moufeter, Hugo espérait bien que c’était pour les deux pigeons qui roucoulaient amoureusement depuis qu’ils s’étaient posés sur l’une des poutres du kiosque, et par pour les foutaises proférées par cet illuminé. En tous cas, lui, c’est pour ça qu’il restait. 
« Je sens votre incrédulité, je la connais car j’ai été comme vous, dans le doute et l’aveuglement. Mais ouvrez grands vos yeux, car Dieu est miséricordieux, Il nous envoie des signes, Il nous prévient de l’imminence de l’Apocalypse. Et malheur à ceux qui n’auront pas voulu les voir, car pour ceux-là il sera trop t… »
Trop tard ? 

Non. 
Le timing était vraiment parfait. 
L’homme à bout de souffle avait levé les bras et les yeux au ciel, comptant sans doute darder à nouveau son regard plein de flammes sur la foule impie. 
Il n’en eut pas le temps. 
Avec un délicieux à-propos et une remarquable synchronisation, les deux volatiles de la famille des Columbidés se lâchèrent sans aucune arrière-pensée sur le visage offert à leurs fientes chiasseuses.

Hugo applaudit à tout rompre à ce magnifique numéro puis reprit tranquillement son chemin vers l’étang, une larme de rire au coin de son œil droit.

Il la fit disparaitre d’un revers de manche. 



Sophie FERRARI